

-Auteur de lectures libres-
Maud HERLIN
Nuit sans étoiles
Chapitre un
Clara prit une profonde aspiration et ferma les yeux. Elle sentait la chaleur du soleil caresser sa peau à travers la vitre de la fenêtre. La lueur du jour s’effaçait petit à petit pour laisser place à l’obscurité.
Demain, à cette heure-ci précisément, elle serait à la fête du village. Et Clara ne ressentait nullement l’envie de s’y trouver. Son cœur balançait entre l’envie de rester bien au chaud sous les couettes de son lit ou l’idée d’une promenade nocturne, loin des regards. Loin de ses parents. Loin de cette société.
Elle était entrée depuis quelques temps dans une phase de sa vie plus obscure, plus sombre. Elle se sentait l’esprit rebelle. Et ses parents, clairement, étaient épuisés par ses changements d’humeur, les querelles que Clara provoquait par son tempérament tumultueux et ses désirs à l’encontre des leurs.
Ranchview ne lui offrait pas l’avenir qu’elle souhaitait. C’était un petit village implanté au milieu des champs et qui promettait une vie tranquille et paisible, mais aussi prospère. Aux yeux de Clara, Ranchview était loin de tenir ses promesses et la jeune fille souhaitait plus que tout s’en aller et vivre une vie de citadine à Nova City. Là-bas, elle savait qu’elle pourrait y réaliser tous ses rêves et que tous ses désirs seraient comblés. La ville se trouvait à une heure trente environ d’ici. Assez loin de ses parents, assez loin de Ranchview.
Alors qu’elle se perdait dans ses pensées, rêvant d’un avenir plus glorieux que ce que Ranchview pouvait lui promettre, Clara rouvrit brusquement les yeux quand elle entendit la sonnette retentir à travers toute la maison.
Intriguée, elle s’écarta du mur, traversa sa chambre à grandes enjambées et entrouvrit la porte. De là où elle se tenait, elle pouvait voir la porte d’entrée que sa mère ouvrait. C’était M. Rabot, Bill Rabot, le banquier du village. Toujours à l’affût d’une bonne affaire, mais aussi toujours à relancer les mauvais payeurs. Il n’avait pas bonne réputation à Ranchview. Personne n’appréciait son petit air fouineur, ses relances intempestives, sa souplesse inexistante et sa voix aiguë. Il passait son temps à mentir, tricher, amadouer, profiter de la faiblesse des autres pour leur soutirer tout leur argent. Clara le détestait pour la situation difficile qu’il faisait vivre à ses parents.
A cause de lui, ses parents étouffaient, pleuraient souvent, se demandaient régulièrement comment ils feraient le mois prochain pour subvenir à leurs besoins, et ne profitaient plus de leur vie à Ranchview. Ils n’avaient plus le goût de rien. Même la beauté d’une fleur n’apportait aucune joie à leur cœur. Tout ça, c’était à cause de ce système, de cette société, et c’était en partie pour cette raison que Clara nourrissait une haine de plus en plus grande envers elle.
Ses envies d’évasion, de liberté et de réussite avaient germé à cause de l’erreur de ses parents et maintenant, elle ne pouvait s’empêcher de les détester pour les sentiments négatifs qu’ils faisaient naître en elle, pour cette atmosphère écrasante dans laquelle ils faisaient vivre leur famille, pour leur irritabilité, leur fatigue, leur épuisement.
Elle savait, au fond d’elle, que ce n’était pas tout à fait leur faute et qu’elle devrait se montrer plus compatissante, plus compréhensive, mais il y avait cette petite voix au fond d’elle qui criait : RÉBELLION !
— Bonsoir Bill, que puis-je pour vous ?
— Bonjour Mme Beaumont, je suis vraiment désolé de vous déranger à cette heure si tardive de la soirée…
Clara grimaça. Sa petite voix lui disait, sur un ton amer : « C’est ça... ». Jamais M. Rabot n’était désolé. Il voulait seulement s’attirer la sympathie de sa mère et éviter le conflit avec son père.
— Je voulais seulement vous rappeler votre échéance de prêt, je n’ai pas vu le virement sur mon compte et nous sommes déjà à la moitié du mois, avez-vous des soucis à payer ? bégaya M. Rabot en relevant ses lunettes sur son nez.
Clara ne pouvait pas voir le visage de sa mère, en revanche elle devinait parfaitement sa détresse à sa façon de se dandiner sur place et au ton de sa voix.
— Non, non, il n’y a aucun soucis M. Rabot, tout va bien. Je m’en occupe demain sans soucis…
Clara referma la porte sans écouter la fin de la phrase, exaspérée. C’était toujours la même rengaine de toute manière.
— Tout va bien ?
Elle se tourna vers Adrien, assis sur son lit et qui bouquinait tranquillement. Elle l’avait presque oublié. C’était un camarade de classe. Le geek de la classe, en fait. Il passait des heures entières sur son ordinateur à jouer, sans prendre la peine de réviser ses leçons, et pourtant il avait d’excellentes notes, quand elle même passait des soirées à réviser et se ramassait des zéros pointés.
— C’est ma mère. Elle est encore en train de mentir à ton père.
— Mon père est là ?
— Oui. Il réclame l’argent du prêt, encore… soupira Clara.
Elle se laissa choir sur son lit en lâchant un soupir. Adrien referma son livre à l’instant même et se redressa.
— Tu veux que je lui en touche un mot ?
— A quoi ça servirait ? Le mois prochain ce sera la même chose, et celui d’après, et d’après encore… Ça n’en finira jamais. Je les avais prévenus de ne pas faire cette bêtise.
— Tout le monde se fait avoir, ne les blâme pas pour ça. Mon père sait convaincre les gens, mais c’est à peu près tout ce qu’il sait faire.
Un sourire léger effleura les lèvres de Clara.
— Tu devrais peut-être y aller, ta mère va finir par s’inquiéter. Je suis même étonnée que tu aies lâché aussi longtemps ton ordinateur.
— Quand je ne joue pas je lis, les deux ne sont pas incompatibles, se justifia Adrien. On se revoie demain à la fête du village ?
— Ouais, super… Tu sens mon air enjoué ?
— J’entends surtout le son sarcastique de ta voix. Allez Clara, fais cet effort pour moi. Moi aussi je n’ai pas le choix.
Clara haussa les épaules. Adrien se leva, la salua une dernière fois et s’en alla. A présent seule dans sa chambre, la jeune fille s’allongea sur le lit. Adrien avait laissé son parfum sur les draps. C’était un mélange de musc et de cèdre, très enivrant. Clara enfouit sa tête dans le coussin pour respirer l’odeur d’Adrien et sentit son cœur chavirer.
« Et dire que cet abruti ne se doute de rien » pensa-t-elle avec amertume.
La place était encore chaude de sa présence, comme s’il était encore là, à l’enlacer dans ses bras. C’était si agréable.
Pour un geek, il était du genre plutôt mignon et Clara n’était malheureusement pas la seule du lycée à le penser. Adrien avait réussi à sortir de l’ombre de son père et se forger sa propre réputation, bien malgré lui. Maintenant, il était à la tête d’un club de geeks, les plus jolies filles du lycée lui tournaient autour et, par conséquent, il était devenu l’ami de toutes les équipes de football du bahut. Il n’avait rien demandé, mais tout ça lui avait été littéralement servi sur un plateau.
Et elle, Clara Beaumont, était l’adolescente effacée, un peu effrayante, réfugiée dans son mutisme. Celle que personne ne voulait approcher, à qui personne ne voulait parler, dont personne ne se souciait. Elle non plus n’avait rien demandé et devait se contenter du peu que les autres lui offraient. C’était une des nombreuses raisons qui la poussaient à vouloir quitter cette ville. Bien évidemment, cela impliquait des sacrifices comme celui de s’éloigner d’Adrien, mais est-ce que cela y changerait quelque chose ? Depuis le temps qu’ils étaient amis, il ne s’intéressait pas plus à elle, il n’avait jamais montré le moindre signe d’intérêt. Il fallait bien qu’elle se fasse une raison, l’oublie, et aille de l’avant.
Épuisée par toute cette frustration et cette colère qu’elle sentait en elle, Clara ferma les yeux et laissa le sommeil s’emparer d’elle.
Le coq chanta aux premières aurores. Les premiers rayons de soleil s’infiltrèrent dans la chambre de Clara. Quand elle ouvrit les yeux, la pièce baignait dans la lumière du soleil. C’était un des rares moments de la journée qu’elle appréciait. Ce réveil tout en douceur, cette luminosité éclatante qui lui réchauffait le corps et l’âme, ces ondes positives qui l’enveloppaient, ce calme apparent qui la berçait… jusqu’à ce que les premiers cris de son plus jeune frère brisent ce doux rêve, cassent le silence et viennent interrompre ce moment de douceur.
Déjà bouillante de rage, Clara jeta ses couvertures et se rua hors de sa chambre alors que son frère et sa sœur se bataillaient pour un jouet, sous les cris de leur mère et devant l’indifférence de leur père qui se préparait pour travailler, avec un calme absolu dont lui seul avait le secret.
Il était bien coiffé, rasé de près, élégamment habillé et parfumé. Et quand Clara déviait son regard vers sa mère, elle voyait là une femme épuisée, à bout de nerfs, fatiguée par ses journées interminables. Cheveux décoiffés, poches sous les yeux, teint pâle, vêtements froissés, chaussettes dépareillées. Elle aurait pu calmer la dispute avec douceur et dans de simples explications, au lieu de ça elle hurlait à travers toute la maison parce que ses enfants l’épuisaient, parce que ses impayés la stressait, parce que le prêt accaparait tout son esprit. Et ça, elle semblait être la seule à le vivre.
— Bonjour papa, lâcha Clara sur un ton sec et cinglant.
— Bonjour ma chérie, lui répondit-il avec plus de tact et de douceur. Alors, tu as hâte d’être ce soir ?
— Oui, je m’en réjouie d’avance. Papa, tu ne pourrais pas aider maman à calmer Sasha et Mélanie ?
— C’est son rôle de mère, c’est à elle de le faire, et de toute manière je dois y aller.
Il se pencha pour déposer un baiser sur sa joue mais Clara recula et le regarda avec un air menaçant. Il se contenta simplement de lâcher un soupir, secouer la tête et tourner les talons.
— Ton comportement commence sérieusement à m’agacer.
Et il claqua la porte derrière lui.
— Pas autant que le tien, rumina Clara. Sasha, Mélanie, allaient jouer à la console pendant une heure et laissaient maman tranquille, elle a d’autres chats à fouetter.
Les cris de colère laissèrent place à des cris de joie alors que Clara s’occupait d’allumer la console et la télévision.
— A la première dispute j’éteins tout, c’est compris ?
— Compris ! répondirent Sasha et Mélanie d’une seule et même voix.
Clara s’empressa de rejoindre sa mère dans la cuisine alors que cette dernière s’affairait déjà à vider le lave-vaisselle en cachant tant bien que mal ses larmes.
— Maman, tu devrais peut-être retourner voir le médecin…
— Non, non, ça ira. Je vais faire avec, c’est moi leur maman, je les ai voulus, il faut que j’assume.
— Arrête d’écouter ce gros naze !
Sa mère la regarda avec des yeux ronds comme des soucoupes, incrédule et les joues légèrement roses.
— Ne parle pas de ton père comme ça !
— Tu sais très bien que j’ai raison ! Tu nous as peut-être voulus, mais papa a aussi sa part de responsabilités qu’il n’assume pas du tout et on sait tous très bien que Sasha est hyperactif. Mélanie t’en fait voir de toutes les couleurs aussi mais parce que tu es épuisée, maman ! Tu es stressée et fatiguée et ça ne va jamais s’arranger si tu ne fais rien, si tu ne prends pas soin de toi ! Papa passe tous ses week-ends avec ses amis à jouer au poker et boire et te laisse toute seule à la maison avec deux enfants à gérer et une adolescente en pleine crise existentielle ! Et avec ça tu penses sérieusement que « ça va aller » ?
Andréa secoua la tête et laissa échapper un sanglots. Prise d’un élan de compassion, Clara s’approcha d’elle et la serra tout contre elle.
— Si je pouvais t’aider je le ferais, chuchota-t-elle à son oreille.
— Tu en fais déjà plus que tu ne devrais, la rassura sa mère. Je suis désolée de ne pas assurer comme je devrais.
— Ne te sous-estime pas, maman. Tu sais quoi ? Va à la fête toute seule ce soir, je vais surveiller Sasha et Mélanie, comme ça tu pourras en profiter et souffler un bon coup, d’accord ?
— Clara…
— Maman, c’est un ordre.
— Tu vas manquer une occasion de passer du bon temps avec Adrien, je ne voudrais pas te priver de ça…
— Adrien ne me vois pas. A ses yeux, je ne suis que son amie, alors qu’est-ce que ça va changer ? Ne t’inquiète pas pour moi, Ok ? Je gère la situation.
Andréa acquiesça d’un signe de la tête, la remercia et l’embrassa rapidement avant de filer vers la chambre. Soulagée, Clara en profita pour envoyer un rapide texto à Adrien et le prévenir de son absence à la fête ce soir.
Le message demeura sans réponse.
***
La fête devait sûrement battre son plein. Clara entendait le son de la musique depuis la maison. Sa mère était partie depuis une heure déjà, son père n’était pas rentré, il avait directement filé chez son ami après le travail pour s’enfiler quelques bières avant de se rendre à la fête. Sûrement pour y faire des vagues. Clara avait déjà fini de préparer le repas pour Sasha et Mélanie qui mangeaient silencieusement et avec appétit. Elle préférait les coucher avant de manger à son tour, tranquillement posée dans le canapé devant un feuilleton télévisé. Une soirée tranquille en perspective. A sa plus grande surprise, elle entendit frapper à la porte. C’était Adrien.
— Mais… Qu’est-ce que tu fais là ? s’étonna-t-elle.
— Bah, tu n’es pas à la fête, lui répondit-il.
— Tu as bien reçu mon message ?
— Oui, et regarde ce que j’ai apporté.
Il souleva son bras pour lui montrer deux gros sacs de Crousti’Burger, un sourire au coin des lèvres.
— Adrien… Tu devrais être là-bas à profiter de ta soirée auprès de Charlie, je sais que tu craques pour elle ! T’es en train de manquer une occasion en or !
Il haussa les sourcils et la poussa doucement pour entrer. Clara referma la porte derrière lui, dépitée, lui prit les sacs pour les poser sur le plan de travail alors que Sasha et Mélanie le harcelaient de questions.
— Pour ta gouverne, je ne craque pas sur Charlie, dit-il. Elle me plaît, mais c’est tout. Et pour information, je sais qu’elle a le béguin pour quelqu’un d’autre avec qui elle a rencard ce soir.
— Oh… Je suis désolée pour toi.
— Tu sais très bien que je ne voulais pas aller à cette fête.
Clara ouvrit la bouche, prête à répondre, à l’instant même où l’obscurité s’installait brusquement, envahissant chaque recoin de la maison. Une obscurité épaisse qui s’étendait même au-dehors, comme si le soleil s’était brusquement éteint.